Il est beaucoup question de la météo, très changeante en cette fin de décembre et des manœuvres que cela peut engendrer. Certains passages sont remplacés ici par des points de suspension. Si Charles Antoine peste contre les instructions de ceux qui restent à terre, il ne tarit pas d’éloges sur le commandant de la Sibylle. La fête de Noël vient également rompre le rythme de la vie à bord.
En mer, le 23 décembre 1864
… Nous ne sommes pas partis comme nous le voulions, pendant deux jours nous avons été retenus sur rade par des vents de SE assez frais avec lesquels nous n’aurions rien fait de bon au large en supposant même que nous y ayons pu atteindre. Nous étions tous dans la plus vive impatience, rien de séduisant ne nous retenait à Simon’s Bay, la pêche qui avait été à peu près notre seule récréation nous avait lassé tous.
Le dimanche matin 18, les vents ayant changé de direction et nous offrant leur appui pour nous emmener, le Commandant fit appareiller et la frégate prit vent arrière la route du large. A peine avions nous fait quelques milles que le vent changeant tout d’un coup de direction nos voiles furent masquées, la brise était très faible, le navire évoluait difficilement et nous étions très près de deux roches marquées sur la carte que je vous ai envoyée sous les noms de Arche de Noé et Roman Rock [1]. Le pilote n’était pas rassuré ; comme la responsabilité des avaries qu’un navire peut faire quand il se dirige dans les passes pour lesquelles il est breveté pèse sur lui, les commandants leur laissent souvent une grande latitude et se bornent à faire exécuter les ordres qu’ils donnent ; mais d’autres moins confiants exercent un contrôle sur les actes des pilotes et ne lui abandonnent jamais un seul instant la responsabilité qui fait leur dignité, Mr Mottez est de ce nombre, il ne voulut pas céder aux instances du pratique qui nous pilotait et qui demandait que l’on mouillât une ancre ; entrevoyant tous les ennuis qu’il aurait à éprouver si, carguant et amenant ses voiles, il laissait tomber une de ses ancres, jugeant la position moins embarrassante qu’elle ne semblait être, il prit lui-même le commandement fit monter tout le monde et commença par faire brasser les vergues des trois mâts de façon à ce que les voiles reçoivent le vent dessus et fassent culer le navire, en même temps on mettait la barre du gouvernail à T, lorsqu’un bâtiment cule son avant va sur tribord quand on met ainsi le gouvernail, ce mouvement d’évolution se produit autour d’un axe qui est dans le voisinage du grand mât. Le plus grand silence régnait sur le pont, on était si peu habitué à entendre la voix sonore et creuse du commandant que les matelots et passagers avaient senti qu’il fallait manœuvrer avec ardeur et sans bruit. La frégate abattit lentement en s’éloignant un peu de l’arche de Noé, dès qu’elle eut le vent venant de travers, on brassa les vergues des deux mâts de l’AR pour mettre leurs voiles dans le lit du vent, alors celles de l’avant seulement produisirent leur effet qui fut de faire abattre le navire, bientôt il fut à peu près vent arrière, on rétablit la voilure pour continuer la route au plus près les amures à tribord, c.à.d. le vent venant de cette partie. Le Commandant remit le commandement à l’officier de quart ; nous passâmes sous le vent de Roman Rock et pendant que l’on prolongeait la bordée jusqu’au fond de la rade chacun s’en fut déjeuner content d’avoir vu le Commandant dans lequel tous ont confiance donner une preuve de la justesse de son coup d’œil et de son talent de manœuvrier, il n’avait rien inventé mais avait appliqué à propos…
Au Sud de l’Afrique, se trouve une barre de rochers pointus et à quelques distances les uns des autres, la sonde y accuse des fonds de 100 à 130 mètres et près de ceux compris dans ces limites, elle en donne d’autres de 300 et plus ; en se représentant ce que doit être un banc où les sondes varient de cette façon on s’imagine un plateau garni de têtes de roches plus hautes que larges, c’est ce qui lui a fait donner le nom de banc des Aiguilles [2] … Quand on le peut on évite ce banc et c’est ce que nous avons fait ; notre navigation n’a pas été précisément agréable depuis le départ ; le cap de bonne Espérance a été nommé par le Portugais qui le découvrit et le doubla le premier cap des Tempêtes, jusqu’à présent j’avais trouvé qu’on avait bien fait de changer son nom mais depuis hier je commence à convenir qu’il ne l’avait pas volé.
25 Décembre
Nous avons eu en effet deux jours de gros temps le 22 et le 23. Le jeudi c’était une grosse brise de SE accompagnée de brume et de pluie ; vers midi nous avons reçu un gros grain que le brouillard très épais nous avait empêchés de voir arriver, les perfectionnements introduits dans notre gréement nous ont été d’une grande utilité, en très peu de temps nous avons pu réduire la voilure et soulager la frégate de l’énorme poids qui la chargeait… Le soir même la brise est tombée complètement, et dans la nuit elle a pris au NO. Le baromètre était très bas elle a fraîchi rapidement et en peu d’heures nous avons vu au calme succéder un véritable coup de vent. Il nous faisait faire bonne route, comme tout est bien qui finit bien nous étions tous enchantés de notre sort. Ce vent qui était devenu si fort très vite est tombé de même ; il n’a pas duré un jour.
Nous étions de nouveau au calme pour célébrer le réveillon de la Noël. Le chef de gamelle avait fait quelques frais, on nous servit un souper assez copieux, je venais justement de faire le quart de minuit à quatre, je me trouvais dans de bonnes dispositions pour y goûter. A une heure j’étais allé me coucher, quelques instants après mon chef de quart tombait dans le poste, il venait inviter les midships à assister à une grande fantasia donnée dans le carré des officiers. Je commençais à dormir, j’avais prié qu’on me laissât faire, en moins d’un quart d’heure deux estafettes me furent dépêchés mais inutilement, pourtant il fallut céder quand trois officiers dans des costumes très bizarres vinrent me culbuter. Après avoir passé un pantalon, je me rendis chez eux, tout était à l’avenant du costume des gendarmes qu’on m’avait dépêchés, on allait de chambre en chambre débusquer les récalcitrants, les lampes étaient éteintes, un d’eux soignait un vaste punch qui brûlait au milieu de la table et qu’on remuait avec une lame de sabre. Jamais je n’ai vu pareille folie ; habitués qu’ils sont à avoir à leur table trente invités que le gouvernement leur impose, ces messieurs étaient si heureux de se trouver libres qu’ils ne mettaient plus de borne à leur gaieté. Les provisions consommées étaient du reste à leurs frais, la gamelle n’étant pas seulement à eux n’avait rien fourni.
26 Décembre
Notre traversée sera longue, nous sommes peu favorisés… Pourquoi aussi nous envoie-t-on à Bourbon pour y porter une trentaine de personnes et quelques colis quand l’« Isis » [3] partie de France 24 jours après nous a pris un chargement presque exclusivement destiné à cette colonie ? Ceux qui ont rédigé les instructions de notre Commandant sont ou bien peu instruits des choses de la mer ou bien peu soucieux des deniers de l’État. Ils allongent de plusieurs semaines un voyage qui pendant un an coûte près de un million à la France et cela quand ils savent ou devraient savoir qu’un autre navire pourrait sans se déranger porter ce qu’ils nous ont donné.
Nous sommes en ce moment dans des parages où l’on a cru voir à différentes époques des hauts fonds et des roches. Les cartes en signalent une dizaine mais nous ne voyons rien ; il paraît que rien n’est plus douteux que l’existence de ces prétendus dangers.
Le calme continue à régner à bord, nos passagers commencent à s’ennuyer, leur caractère s’aigrit un peu, mais nous n’avons pas à en souffrir beaucoup puisque nous vivons presque à part. Au Cap on avait changé de place l’appareil distillatoire de l’eau de mer que nous avons dans la batterie, il fonctionnait mal, le tuyau de son foyer était juste sous la grand- voile, le vent qu’elle renvoyait quand elle était gonflée par la brise annulait le tirage. Nous fabriquions deux ou trois cents litres d’eau par jour, nous ne pouvions nullement compter sur cette cuisine dans le cas où nos provisions se fussent épuisées. Le Commandant eut l’idée de la transporter sur l’avant, ce fut une grosse besogne mais on en a tiré bénéfice, on recueille maintenant de 7 à 8 cents litres et on va modifier les grilles du foyer ce qui portera la production à un millier. De sorte que maintenant tant qu’il y aura de l’eau dans les grands baquets nous sommes sûrs de ne pas manquer à bord. Les appareils avec lesquels nous distillons sont faits aussi pour pouvoir servir de cuisine ; les vases renfermant les aliments sont réchauffés par la vapeur au moment de sa formation et un peu avant son entrée dans le serpentin où elle se condense. Mais on use rarement de ce procédé pour cuire à bord, il n’a jamais donné de bons résultats ; on n’y aurait recours que dans le cas où le charbon venant à manquer on ne pourrait plus fournir à la distillation et aux fourneaux des cuisines.
Je ne désespère pas de voir le commandant Mottez transformer la « Sibylle » en frégate à vapeur, on ne la reconnaîtra plus à son arrivée en France, bien des changements seront à son avantage.
[1] Deux roches connues sous ces vocables, des navigateurs depuis avant 1830. « On peut approcher l’Arche de Noé jusqu’à 5o ou 4o vergues de distance, on trouve 9 brasses tout auprès dans le N. E. : pour le Roman-Rock, on † l’approcher jusqu’à 100 vergues dans le S. O. ». Sources : « Annuaire du commerce maritime: ou statistique nautique et …, » Volume 3 – publié par Raymond Balthasar Maiseau en 1835.
[2] Renommé plus tard Cap des Aiguilles il est le point de relief le plus méridional du continent Africain. Il est aussi le point de repère officiel pour marquer le passage de l’océan Atlantique à l’océan Indien. Toutefois, la répartition effective des courants océaniques à cet endroit est une autre question. En effet, le point où le courant des Aiguilles rejoint le courant de Benguela varie selon les saisons entre le cap des Aiguilles et Cape Point. Aujourd’hui, le cap des Aiguilles appartient à la municipalité de Cape Agulhas, dans le district d’Overberg au sein de la province du Cap-Occidental, en Afrique du Sud.
[3] Frégate de 42 canons, mise en service en 1851, désarmée à Rochefort en 1869, École de matelotage à Brest de 1875 à 1878, Ponton État- major à Cherbourg en 1886, démolie en 1900.
Intro au 2e voyage de Ch. Antoine 6e extrait du 2e voyage 8e extrait du 2e voyage